Ce que les carnets de Léonard de Vinci nous apprennent sur la curiosité, l'écriture et le génie

En 1994, Bill Gates a payé 30,8 millions de dollars pour… un carnet de 72 pages. Le manuscrit date du 16e siècle, et cette vente en a fait le livre le plus cher jamais vendu.
Ce carnet, c’est un des journaux de Léonard de Vinci. L’artiste a commencé à consigner ses pensées sur papier quand il avait 26 ans - et on estime qu’il a produit entre 20 000 et 28 000 pages de notes et de croquis tout au long de sa vie. À titre de comparaison, De Vinci n’a produit qu’une vingtaine de tableaux.
Certains, comme le physicien Fritjof Capra, ont passé des dizaines d’années à étudier ses carnets - et en ont tiré des livres passionnants. Des archivistes ont accompli un travail colossal pour numériser et classifier certains carnets. Se plonger dans les carnets de De Vinci, c’est découvrir une mine d’or d’informations inconnues du grand public - sur sa curiosité, son génie, son processus créatif, et son identité.
Un penseur systémique
L’historien de l’art Kenneth Clarck a qualifié Léonard de Vinci comme “l'homme le plus inlassablement curieux de l'histoire”. À observer les pages de ses carnets, où des schémas de jambes de chevaux côtoient des études de cloches, des pensées sur les postures de différentes personnalités à table et des croquis préparatoires à ses tableaux, on comprend pourquoi.
Explorez les carnets de Léonard de Vinci sur le site du musée Victoria et Albert de Londres
Ses carnets sont aussi truffés de questions sur ce qu’il observe. De Vinci voit le monde comme une série d'énigmes, et il essaye de les résoudre. Aucune question n’est trop ambitieuse ou trop vaste.
Les pages de ses carnets sont une inspiration pour suivre sa curiosité. De Vinci ne se dit pas “non, cette question ne rentre pas dans mes centres d’intérêts actuels”. Si quelque chose l’intrigue, elle rentre automatiquement dans ses centres d’intérêts. C’est comme cela que l’on se retrouve avec un homme inclassable, tour à tour artiste, scientifique, biologiste, inventeur, architecte, ingénieur.
Léonard de Vinci incarne la figure du polymathe. La polymathie, c’est “la connaissance approfondie d’un grand nombre de sujets différents, en particulier dans le domaine des sciences, de la philosophie et des arts.” À l’époque de la Renaissance, il est déjà inclassable, et cela ne le dérange pas. S’il avait essayé de rentrer dans une case, il aurait écarté tout un pan de ses centres d’intérêts, qui rendent son œuvre si unique.
Éteindre des pans entiers de sa curiosité pour rentrer dans une case : c’est un danger encore plus exacerbé aujourd’hui. Internet valorise les identités uniques et figées, qui s’inscrivent dans une niche identifiable. “Resserre ta niche” : c’est souvent le premier conseil qu’on donne à quelqu’un qui veut devenir célèbre sur internet.
Ce qui "connecte les points" c'est sa propre curiosité. Il ne se torture pas avec des questions sur ce qui relie ses croquis de chapeaux pour préparer un bal et ses schémas de dissection de fétus : il part du principe que tout est déjà connecté - ou se connectera plus tard
À cet égard, De Vinci est ce que Capra appelle un “penseur systémique”, ou “penseur intégral” : “Léonard de Vinci était ce que l’on appellerait, dans le langage scientifique actuel, un penseur systémique. Pour lui, comprendre un phénomène signifiait le relier à d’autres phénomènes par une similitude de modèles.” Par exemple, il compare régulièrement les cours d’eau, qu’il qualifie de “veines de la Terre”, aux veines du corps humain.
L’approche de De Vinci est une invitation à changer de perspective : ne plus voir les différents éléments de votre vie et de vos intérêts comme des fragments sans rapport, mais comme un réseau interconnecté par votre curiosité. “Au cœur de cette nouvelle compréhension de la vie se trouve un changement de métaphores : on passe d’une vision du monde comme machine à une compréhension du monde comme réseau. [...] Comme l’a dit le grand dramaturge et homme d’État Václav Havel : "L’éducation est la capacité de percevoir les connexions cachées entre les phénomènes."”
L’écriture est un miroir de la pensée
La 2e chose qui frappe en parcourant les carnets de De Vinci, c’est que ses carnets ne sont pas seulement des outils de documentation. L’écriture fait partie intégrante de son processus de réflexion.
Alex Bortholot, qui a organisé une exposition autour de certains carnets, explique : "Ce n'est pas un simple document qui enregistre ses processus de pensée ; c'est un document très désordonné dans lequel il développe ses idées". Même chose pour ses croquis : “Les croquis de Léonard de Vinci ne sont pas de simples illustrations, mais font partie de son processus de réflexion. Il les utilisait tester et affiner ses idées, comme la rotation d’un os dans une alvéole ou la transmission d’un mouvement par un système d’engrenages.” Pour De Vinci, les journaux deviennent des carnets de projets; des outils pour organiser sa pensée et visualiser ses idées.
Son écriture n’a pas pour but de figer ses théories : elle est indissociable de ses réflexions. Sans écriture, pas d’invention. C’est le signe de quelqu’un qui écrit beaucoup - d’ailleurs on estime que De Vinci a écrit 3 pages par jour en moyenne de ses 26 à ses 67 ans. Quand quelqu’un écrit peu, il a tendance à penser que l’écriture a un caractère définitif. Qu’elle a pour but de fixer votre pensée par écrit. Mais ceux qui écrivent souvent savent que sans écriture, il n’y a pas de pensée aboutie. L’écriture ne vient pas après la pensée : l’écriture fait naître la pensée.
On peut aussi être surpris par les thèmes très différents qui peuvent se côtoyer sur la même page. Des archivistes ont numérisé un carnet de De Vinci, en attribuant une couleur par thématique générale adoptée :
https://codex-atlanticus.ambrosiana.it/#/Overview
En vert, la géométrie et l’algèbre. En jaune, la physique et les sciences naturelles. En rose, les outils et machines. En bleu, l’architecture et les arts appliqués. Et en rouge, les sciences humaines. Regardez à quel point les couleurs sont mélangées : non seulement à l’échelle du carnet, mais à l’échelle des pages ! Il y a des pages avec les 5 thématiques, comme celle ci :
Capra explique : “Léonard semble avoir travaillé la plupart du temps non pas sur un seul mais sur plusieurs problèmes simultanément. [...] Il travaillait généralement sur plusieurs projets en parallèle, et lorsque sa compréhension progressait dans un domaine, il révisait en conséquence ses idées dans des domaines connexes.”
Le pédagogue David Orr (cité par Capra) appelle ça le “savoir lent” : “Créer des périodes de réflexion prolongées afin de bien réfléchir à nos solutions avant de les appliquer”
Le fait de travailler sur plusieurs projets a aujourd’hui un nom : on appelle ça le “slowburn”, qu’on pourrait traduire par “tâche de fond”. De Vinci le pratique depuis la Renaissance. Pour pouvoir travailler en tâche de fond sur plusieurs projets, il faut être capable d’y revenir sans cesse, à chaque fois qu’on a une nouvelle intuition ou une nouvelle information. Léonard de Vinci revient sans cesse sur les mêmes sujets, comme le vol ou l’anatomie, avec de nouveaux angles de recherche. Ses carnets se noircissent au fil de ces allers-retours créatifs et l'aident à prendre du recul, structurer sa pensée et mieux organiser ses priorités. Ses réévaluations constantes montrent que son processus de recherche était continu et circulaire, et pas linéaire ou définitif.
Être réceptif à l’impossible
Évidemment, qui dit dizaines de milliers de pages dit aussi exploration détaillée de théories qui paraissent aujourd’hui absurdes. Par exemple ci-dessous, où il essaye d’inventer une machine qui serait en mouvement perpétuel, comme une roue qui n'arrêtait jamais de tourner.
Après des pages de notes, il finit par rejeter la théorie. Ici, on touche à 2 conditions fondamentales pour toute personne qui veut innover ou inventer quelque chose de nouveau dans sa vie. Première condition : être ouvert à explorer des idées absurdes ou impossibles, voire ridicules. Et le faire avec sérieux. Deuxième condition : il faut être très à l’aise avec l’idée de se contredire ou de laisser tomber une idée qui s’avère fausse - même si on y a passé du temps.
De Vinci ne se dit pas “c’est ridicule d’imaginer la possibilité d’une roue qui ne s’arrête jamais de tourner.” Ou du moins - pas au début. Il travaille la possibilité de tous les côtés, jusqu’à arriver à la conclusion que c’est impossible. C’est très commun de trouver des idées visionnaires dans ses carnets. De Vinci a parfois des siècles d’avance : c’est le cas quand il explore la possibilité d’engins volants par exemple.
Prenez aussi ses croquis qui ressemblent à des vélos modernes, des parachutes ou encore des chars d'assaut. Même si ces inventions n'ont pas été réalisées de son vivant, elles illustrent un esprit qui repousse les limites du monde connu. Mary Abbe explique que “Bien qu'il ait vécu à une époque de villes fortifiées entourées d'épais murs de pierre et de tours, Léonard de Vinci a toujours repoussé les limites conceptuelles en concevant des canaux, des ponts et des transports (machines volantes, chars blindés) qui n'auraient pas pu être réalisés avec la technologie du XVe siècle.”
On ne peut pas être visionnaire si on n’accepte pas d’explorer des idées ridicules. C’est une des leçons que Capra tire de son étude obsessionnelle des carnets de De Vinci : “Si nous avons le courage d’explorer ces nouvelles idées sans crainte de rejet ou de ridicule, nous serons souvent grandement récompensés.”
De nombreuses pages évoquent des phénomènes ou des machines qui étaient « impossibles » selon les normes de son époque, comme les engins volants. Pourtant, il a persisté à dessiner des mécanismes d’ailes et à analyser l’anatomie des oiseaux pour en tirer des enseignements sur les vols d’engins créés par l’homme. Il n’y a pas de meilleur exemple d’à quel point la pensée de De Vinci est imaginative et expérimentale.
Les visionnaires sont réceptifs à l’impossible. L’impossible, on le retrouve aussi dans sa méthodologie, expérimentale et transdisciplinaire. Il refuse de voir des frontières entre l’art et la science, la géométrie et la peinture, ou l’ingénierie et l’anatomie. Au contraire, il les traite comme des domaines de recherche connectés. C’est une approche inhabituelle à l’époque, et toujours inhabituelle aujourd’hui. Pourtant, c’est une manière de voir le monde qui peut être très féconde. Différentes disciplines permettent de regarder un même sujet, et de poser des questions différentes - donc d’attaquer le problème par plusieurs angles et plusieurs méthodes différentes.
C’est fou de se dire que si on ne va pas creuser dans ses carnets, on passe à côté de la majeure partie de ce qu’il a produit. L'œuvre de De Vinci nous est parvenue inachevée, que ça soit ses explorations scientifiques ou certains de ses tableaux, par exemple “L’Adoration des Mages” qui est conservé à Florence.
Capra note que “C'est là une caractéristique générale de la méthode scientifique moderne. Bien que les scientifiques publient leurs travaux à différents stades d'avancement dans des articles, des monographies et des manuels, la science dans son ensemble est toujours en cours d'élaboration. Les anciens modèles et théories continuent d'être remplacés par de nouveaux, jugés supérieurs mais néanmoins limités et approximatifs, destinés à être remplacés à leur tour.”
Ce qui obsédait De Vinci, c’était le processus, plus que la conclusion. C’est sûrement pour ça qu’il nous a laissé des dizaines de milliers de pages de carnets, une vingtaine de tableaux… et pas un seul livre.